Magyk

Ce soir-là, le vent d’est soufflait fort sur les marais.

Tante Zelda ferma les volets de bois et lança un sort de verrouillage à la chatière à l’aide d’un sort après s’être assurée que Bert était à l’intérieur. Puis elle fit le tour de la maison, allumant les lampes et plaçant des lanternes-tempête sur les rebords des fenêtres pour tenir le vent à distance. Elle comptait passer la soirée tranquillement assise à son bureau, à mettre à jour sa liste de potions.

Mais Marcia l’avait devancée. Elle était occupée à feuilleter de petits livres de Magyk et à prendre des notes. De temps à autre, elle essayait un sort pour voir s’il fonctionnait encore. On entendait alors un bruit sec, comme un bouchon qui saute, accompagné d’une bouffée de fumée à l’odeur bizarre. Tante Zelda n’était pas très contente non plus des transformations que Marcia avait apportées à son bureau. La magicienne extraordinaire avait doté ce dernier de pattes de canard pour l’empêcher de branler et d’une paire de bras qui l’aidaient à mettre de l’ordre dans ses papiers.

— Quand vous aurez terminé, j’aimerais bien récupérer mon bureau, dit-elle d’un ton irrité.

— Faites comme chez vous, répondit joyeusement Marcia.

Elle emporta un petit livre carré pour le lire au coin du feu, laissant le dessus du bureau dans un désordre épouvantable. Zelda balaya ses paperasses du revers de la main avant que les bras aient pu les rattraper et se laissa tomber sur sa chaise avec un soupir.

Entre-temps, Marcia avait rejoint les trois enfants près de la cheminée. Elle s’assit avec eux et ouvrit le livre, dont Jenna parvint à déchiffrer le titre :

Sorts de protection et carmes de conjuration
à l’usage des débutants
 et des simples d’esprit
 Recueil garanti par la Ligue d’assurance mutuelle des magiciens.

— Les simples d’esprit ? s’exclama Jenna. Ce n’est pas très gentil !

— Ne faites pas attention. La formule est un peu désuète, mais ces vieux ouvrages sont souvent les meilleurs. Tout allait beaucoup mieux quand les magiciens n’essayaient pas de passer à la postérité en tripatouillant des sorts déjà existants. C’est comme ça que les ennuis arrivent. Une fois, j’ai trouvé un sort de télékinésie qui paraissait assez facile. La toute dernière édition, avec une collection de charmes qui n’avaient jamais servi. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Quand j’ai voulu l’utiliser pour qu’il m’apporte mes bottines en python, il m’a apporté le serpent avec. On peut rêver mieux pour commencer la journée.

Tout en parlant, Marcia tournait rapidement les pages du livre.

— Hier, je suis tombée sur une formule d’invisibilité simplifiée. Elle devrait être quelque part par là... Ah ! La voici.

Jenna jeta un coup d’œil au livre jauni par-dessus l’épaule de Marcia. Comme dans tous les manuels de Magyk, chaque page était consacrée à un sort ou une incantation différente. Dans les ouvrages les plus anciens, celles-ci étaient soigneusement tracées à la main avec des encres aux teintes étranges et variées. Le bas de la page était plié, formant une pochette dans laquelle on glissait les charmes qui constituaient l’empreinte magique des sorts. S’ils étaient le plus souvent rédigés sur un bout de parchemin, ils pouvaient prendre n’importe quelle forme. Marcia avait vu des charmes écrits sur de la soie, du bois, des coquillages et même sur un toast, mais ce dernier n’avait pas fonctionné car les souris en avaient grignoté une partie.

C’est ainsi que fonctionnaient les livres de Magyk l’inventeur d’un sort notait la formule et les instructions sur le premier objet qui lui tombait sous la main En effet, mieux valait ne pas perdre de temps car les magiciens étaient réputés pour leur distraction et la Magyk s’évaporait quand on tardait à la recueillir. Si l’inspiration lui venait alors qu’il prenait son petit déjeuner, il pouvait très bien utiliser un toast (de préférence non beurré). Le nombre de charmes correspondait au nombre de fois où le magicien avait recopié la formule, ou à celui des toasts qu’il avait prévu de manger.

Dès qu’un magicien avait réuni suffisamment de sorts, il en faisait un recueil, même si la plupart des livres de Magyk étaient des compilations d’ouvrages antérieurs qui avaient fini par tomber en morceaux et qu’on avait mêlés pour en créer de nouveaux. Un livre de Magyk complet avec tous ses charmes encore dans leurs pochettes était un trésor rare. Il était beaucoup plus courant de trouver un livre presque vide, avec à peine quelques exemplaires des charmes les moins usités.

Certains magiciens se limitaient à un ou deux charmes, même pour les sorts les plus compliqués. Il était alors très difficile de s’en procurer des copies, même si la plupart des charmes se trouvaient à la bibliothèque de la Pyramide. De toutes les commodités offertes par la tour du Magicien, c’était la bibliothèque que Marcia regrettait le plus. Toutefois, elle avait été heureusement surprise par la collection de livres de Zelda.

— Tenez, choisissez un charme, dit-elle en tendant le livre à Jenna.

Jenna prit le livre. Il était lourd pour sa taille. La page qu’elle avait sous les yeux portait de nombreuses traces de doigts. Le titre de la formule, tracé d’une main ferme à l’encre violet pâle, était facile à déchiffrer :

Comment devenir invisible ?
Un sors précieux et fort esmé
des personnes qui veulent échapper aux malveillants
pour leur propre sécurité ou celle d’un tiers

Ces mots suscitèrent un malaise chez Jenna. (Elle préférait ne pas penser aux gens qui pouvaient lui vouloir du mal.) Elle glissa la main à l’intérieur de la pochette en papier épais qui contenait les charmes. Ils étaient plats et lisses. Ses doigts se refermèrent sur l’un d’eux et sortirent un jeton ovale en ébène poli.

— Bien ! fit Marcia d’un air approbateur. Aussi noir que la nuit. Pouvez-vous lire ce qui est écrit dessus ?

Jenna plissa les yeux, s’efforçant de décrypter les pattes de mouche tracées dans une écriture vieillotte sur le palet d’ébène. Marcia attrapa une grande loupe qui pendait à sa ceinture, la déplia et la lui tendit :

— Ceci devrait vous aider.

Jenna promena lentement la loupe au-dessus des lettres dorées et lut à voix haute :

Que je disparaisse aux regarts
En ruinant tous les espoirs
Des meschants aux noirs desseings
Qui me chercheront en vein

— Simple et de bon goût, commenta Marcia. Les mots doivent surgir d’eux-mêmes en cas de besoin. Certaines formules font beaucoup d’effet sur le papier, mais essayez un peu de vous en souvenir dans le feu de l’action ! À présent, nous allons passer à la phase dite d’imprégnation.

— Quoi ?

— Vous allez réciter l’incantation en serrant le charme dans votre main. Vous devez la répéter mot pour mot. En même temps, vous allez imaginer que le sort agit. C’est le point le plus important.

C’était plus facile à dire qu’à faire, surtout avec Nicko et 412 qui ne la quittaient pas des yeux. Si elle se concentrait sur la formule, elle oubliait de se représenter sa disparition. Et si elle se concentrait sur sa disparition, la formule lui échappait. A sa dernière tentative, elle avait tout juste, hormis un seul petit mot. Il y avait de quoi devenir folle !

— Essayez encore, lui dit Marcia pour l’encourager. Les gens croient que la Magyk est un jeu d’enfant, mais ils ont tort. Vous y étiez presque.

Jenna respira profondément.

— Arrêtez de me dévisager, dit-elle à Nicko et 412.

Elle devinait toujours quand on l’observait. Les garçons sourirent et regardèrent ostensiblement Bert qui s’agita dans son sommeil.

C’est ainsi que Nicko et 412 manquèrent la première disparition de Jenna.

— Vous avez réussi ! s’écria Marcia en battant des mains.

— C’est vrai ? fit la voix de Jenna.

— Hé ! Où es-tu passée ? s’esclaffa Nicko.

— La première fois que l’on tente un sort, son effet se dissipe très rapidement, expliqua Marcia, les yeux fixés sur sa montre. Vous devriez réapparaître d’ici une ou deux minutes. Par la suite, cela durera aussi longtemps que vous le souhaiterez.

412 vit la silhouette nébuleuse de Jenna se détacher lentement des ombres que projetaient les chandelles de tante Zelda. Il resta bouche bée, brûlant d’en faire autant.

— A ton tour, Nicko.

412 se traita intérieurement d’idiot. Comment avait-il pu croire que Marcia s’adresserait à lui ? Il n’appartenait pas à leur monde. Il n’était qu’un griveton de la Jeune Garde, de la vulgaire chair à canon.

— Merci, mais j’ai déjà mon propre sort d’invisibilité, répondit Nicko. Je ne voudrais pas qu’il se mélange avec celui-ci.

A sa manière, Nicko était un tâcheron de la Magyk. Il ne voyait aucun intérêt à maîtriser plus d’un sort de chaque catégorie. Pourquoi s’encombrer inutilement l’esprit ? Il était persuadé de connaître toutes les formules dont il pouvait avoir besoin et préférait faire de la place dans sa tête pour les informations vraiment indispensables, comme les heures des marées et la technique des nœuds marins.

— Très bien. (Marcia savait qu’elle aurait gaspillé son temps et sa salive à tenter de le faire changer d’avis.) Mais rappelle-toi que seuls les magiciens utilisant la même formule peuvent se voir les uns les autres. Si tu emploies un autre sort d’invisibilité que tes compagnons, ceux-ci ne pourront te retrouver, quand bien même ils seraient également invisibles. C’est compris ?

Nicko acquiesça mollement de la tête. Il ne voyait pas où était le problème.

— Maintenant, à toi, reprit Marcia en se tournant vers 412.

412 rosit et fixa le bout de ses chaussures. Elle s’était adressée à lui... Il mourait d’envie d’essayer le sort, mais il n’aimait pas la façon dont les autres le regardaient et il craignait de se ridiculiser.

— Tu devrais essayer, insista Marcia. Je tiens à ce que vous soyez tous capables de disparaître.

412 releva la tête, surpris. Voulait-elle dire par là qu’elle lui accordait la même importance qu’aux deux autres, ceux qui appartenaient à son monde ?

— Bien sûr qu’il va essayer, fit Zelda à l’autre bout je la pièce.

412 se leva maladroitement et récita tout bas la formule, en veillant à n’estropier aucun mot.

Marcia puisa un nouveau charme dans le livre et le lui tendit :

— Et maintenant, l’imprégnation.

Quand 412 referma les doigts sur le charme, les cheveux qui commençaient à repousser sous son bonnet rouge se dressèrent sur sa nuque et un fourmillement parcourut sa main au passage de la Magyk.

— Il n’est plus là ! s’exclama Jenna.

Nicko siffla d’un air admiratif :

— Un vrai courant d’air !

412 fut fâché. Il n’aimait pas qu’on se moque de lui. Et pourquoi Marcia le regardait-elle avec un drôle d’air ? Avait-il fait quelque chose de mal ?

— Reviens ici tout de suite, dit-elle d’un ton qui effraya un peu 412.

Que se passait-il ?

Soudain, une pensée étrange germa dans son esprit. Sur la pointe des pieds, il enjamba Bert, dépassa Jenna en évitant de la frôler et gagna le milieu de la pièce. Aucun regard ne l’avait suivi. Ils avaient tous les yeux fixés sur l’endroit où il se trouvait précédemment.

Un frisson l’envahit. Il avait réussi ! Il était capable de faire de la Magyk. Il s’était évaporé ! Personne ne pouvait le voir... Il était libre !

Il sautilla de joie. Personne ne le remarqua. Il leva les bras et les agita au-dessus de sa tête. Aucune réaction. Il tira la langue. Nul ne broncha. À pas de loup, il s’approcha d’une lanterne-tempête dans l’intention de la souffler, mais il se prit les pieds dans le tapis et s’étala de tout son long.

— Te voilà enfin ! dit Marcia d’un air mécontent.

En effet : assis par terre, occupé à frotter son genou endolori, il réapparaissait peu à peu devant son public médusé.

— Tu es doué, dit Jenna. Comment as-tu réussi aussi facilement ?

412 secoua la tête. Il n’en avait aucune idée. Ça s’était fait malgré lui. Mais quelle sensation merveilleuse !

Quelque chose semblait perturber Marcia. 412 s’attendait à ce qu’elle le félicite mais, apparemment, c’était raté :

— L’imprégnation était beaucoup trop rapide. Ça aurait pu mal tourner. Tu risquais de ne plus pouvoir revenir.

Ce que Marcia ne disait pas, c’est qu’elle n’avait jamais vu un novice maîtriser un sort dès son premier essai. Son trouble grandit encore quand 412 lui rendit le charme et qu’elle perçut comme une décharge électrique au contact de sa main.

— Non, garde-le, dit-elle en lui redonnant le jeton. Vous aussi, Jenna. Il est préférable que les débutants conservent les charmes dont ils pourraient avoir besoin.

412 glissa le charme dans la poche de son pantalon. Il n’y comprenait rien. Il se sentait comme ivre de Magyk et savait qu’il avait parfaitement réussi le sort, pourquoi Marcia était-elle fâchée contre lui ? Peut-être la Jeune Garde avait-elle raison en définitive : la magicienne extraordinaire n’était qu’une vieille folle. Au fait, quelles étaient les paroles de la chanson qu’ils entonnaient chaque matin avant de se rendre à la tour pour espionner les allées et venues des magiciens et de la première d’entre eux ?

Aussi folle qu’une écrevisse
Et aussi teigneuse qu’un rat
On en f’ra de la saucisse
Et le chat la bouffera !

Mais ce couplet ne le faisait plus autant rire. La vraie Marcia n’était pas comme ça. En fait, plus il y réfléchissait et plus il commençait à entrevoir la vérité : c’était les officiers de la Jeune Garde qui étaient fous.

Marcia, elle, incarnait la Magyk.